How to rock the casbah

L’Œuvre de Katrin Ströbel, née en 1975 à Pforzheim (Allemagne), basée sur l’observation et l’analyse des divergences culturelles, propose une traduction plastique de la capacité de tout élément signifiant (production culturelle, phrase, objet…) à générer de multiples interprétations selon le contexte dans lequel il est perçu et l’identité des personnes le percevant. Elle explique, à propos de la différence entre la vision africaine de l’Europe (sorte d’Eldorado) et celle européenne de l’Afrique (terre d’exotisme et d’archaïsme) : ’’la géographie sert d’écran sur lequel on projette autant de vérités que de clichés sur ce qui est inconnu chez l’autre’’1

Chacune de ses œuvres, liée à un séjour effectué dans une ville qui lui est étrangère, développe une combinaison visuelle et/ou sonore de signifiants qui entretiennent habituellement des rapports d’éloignement, d’opposition voire de distinction dont elle brouille parfois la retranscription. In god we trust (2008) consiste, par exemple, en un billet de un dollars sur lequel la mention de la devise américaine est remplacée par sa traduction arabe, avec Der unbekannte Feind (L’ennemi inconnu) (2007), elle inclut une page du Coran imprimée à l’envers dans un exemplaire d‘un grand journal allemand. Durant sa résidence à Valence, en 2009, elle réalise petite correction de mon environnement (Lepen / Leben), elle croise ’’en ville des graffiti acclamant l’homme politique d’extrême-droite, Le Pen – nom que, sans plus attendre, l’artiste transforme par une minime intervention en leben (vivre).’’2

L’installation vidéo How to rock the casbah (2007) est née de son séjour au Maroc, en 2007. Trois moments particuliers vont l’amener à créer cette œuvre. Tout d’abord, elle apprend que la chanson des Clash Rock the casbah (1982), qui évoque l’interdiction de la musique rock en Iran sous l’Ayatollah Kohmeni, a retrouvé une grande popularité auprès des soldats occidentaux durant la Guerre du Golfe et que son titre a été, à plusieurs reprises, gravé sur des bombes occidentales. Dans la chanson, le verbe ’’to rock’’ - qui signifie ’’ébranler, secouer’’ - est appliqué au terme d’Afrique du Nord ’’casbah’’ qui désigne à l’origine, la ’’citadelle’’, puis par extension, le ’’cœur’’ d’une ville puis, populairement, la ’’maison’’.
L’association de ces deux mots chez les Clash n’a bien sûr rien à voir avec une exhortation à la lutte contre les populations ou la culture arabes, il s’agit, bien au contraire, d’inviter ces peuples à vivre d’une manière plus libre tout en clamant le rôle libérateur du rock. La ’’casbah’’ est ici considérée comme symbole du despotisme qu’il faut ’’ébranler’’ pour s’affranchir.
Les paroles (qui ne mentionnent nominativement aucun pays) racontent une histoire fictive : la population s’oppose à l’interdiction du rock en ’’ébranlant’’ la ’’casbah’’ et, suite à cette rébellion, le chef d’état ordonne le bombardement des insurgés par des avions de chasse dont les pilotes, dans leur cockpit, finissent par écouter du rock plutôt qu’obéir aux ordres! Antimilitarisme, célébrations de la liberté, de l’insouciance, du rock définissent cette chanson dans laquelle se mêlent des termes arabes, hébreux, hindis et d'Afrique du Nord (tels que sharif, bédouin, sheikh, kosher, raga, muezzin et casbah) affirmant l’ouverture culturelle, nullement le racisme.

La façon dont cette chanson a été comprise et utilisée par les soldats occidentaux durant la Guerre du Golfe ne constitue pas seulement une erreur d’interprétation mais une véritable incompréhension ou un détournement extrême. Elle illustre à quel point l’immersion d’un objet signifiant dans un contexte qui lui est étranger peut falsifier voire détruire son essence-même, ce qui retient bien sûr l’attention de Katrin Ströbel.

Quelques temps après, elle découvre, sur un marché de Rabat, une vidéo promotionnelle illustrant un groupe de musiciens et danseuses marocains qui offrent leur service lors de fêtes et mariages. Dans cette vidéo, les danseuses vêtues de robes évoluent de manière totalement libre, ne répondant ni au cliché de la femme musulmane soumise ni à celui folklorique de la danse du ventre. Katrin Ströbel décide d’acquérir cette vidéo.

Enfin, à Marrakech, elle achète une jupe dont les motifs, type dessins de BD, illustrent une ville survolée par des avions. L’absence de certitude quant à la signification de cette scène (s’agit-il de simples motifs issus du design vestimentaire des années 1970 ou de la représentation d’une scène de guerre?) associée à sa connexion avec la chanson Rock the casbah interpellent l’artiste.

How to rock the casbah se présente sous la forme de 3 moniteurs, reliés à un casque, disposés chacun sur un socle. La bande sonore de chaque film est une version particulière de Rock the casbah.

La première vidéo est constituée d’un montage d’extraits parfois retravaillés (effets de ralentis) du clip de la chanson des Clash dont l’accompagnement sonore est la version arabe de Rock the casbah, réalisée par le chanteur franco-algérien Rachid Taha, en 2004.
Ainsi qu’elle l’explique, la qualité médiocre des images (téléchargées sur internet) évoquant une sorte de documentaire réalisé sur le terrain, les paroles arabes ainsi que les fragments du clip où sont visibles des avions de guerre et des membres des Clash vétus de tenues militaires, produisent immédiatement chez le spectateur une association voire une assimiliation aux contextes du 11 septembre et des actuels conflits dans les pays arabes. Les personnes connaissant le clip des Clash l’identifient visuellement sans percevoir que la chanson diffusée n’est pas l’originale.

La deuxième vidéo est celle achetée sur un marché de Rabat (outil promotionnel pour des danseuses et musiciens marocains) dont l’artiste a supprimé le son initial pour lui substituer la version swing de Rock the casbah créée par Richard Cheese. Ce n’est souvent qu’à partir de cette vidéo que le public réalise la présence de manipulations entre le son et l’image.

Quant à la troisième vidéo, elle se compose d’un plan sur la zone des motifs avions/ville de la jupe achetée à Marrakech portée par une personne effectuant une danse proche de celle réalisée par les danseuses de la précédente vidéo. Cette danse confie un mouvement aux motifs de type dessins qui ornent la jupe ce qui rappelle le contexte d’un film d’animation. La version originale de la chanson des Clash accompagne ces images. Contrairement aux 2 premières vidéos, l’élément visuel présenté ici n’est pas référencé : cette jupe de provenance non identifiable comporte des motifs dont il est impossible de connaître le sens, sont-ils de simples composants décoratifs ou témoignent-ils d’une vision paranoïaque de la vie urbaine contemporaine? L’artiste explique avoir souhaité terminer cette œuvre, où les références se multiplient et s‘agglomèrent, par une sorte d’absence du sens, une impasse pour notre insatiable besoin d’identification alors condamné à l‘errance.

Chacune de ces 3 vidéos résultent d’un ensemble de manipulations auquel s’ajoute un détournement du genre du vidéo-clip, leur durée étant à chaque fois adaptée à celle de la chanson qui leur est associée.
Le brouillage général opéré par l’artiste est visuellement confirmé par la mauvaise qualité des images qui témoignent également - donnée particulièrement importante chez Katrin Ströbel dont l’œuvre s’inscrit dans ce que Paul Ardenne nomme ’’l’art contextuel’’ - des conditions dans lesquelles l’artiste a réalisé ou trouvé ces films (montage d’images téléchargées sur internet pour le 1°, vidéo promotionnelle pour le second, réalisation selon de petits moyens pour le dernier). 3
A travers How to rock the casbah, elle nous interpelle sur la faillibilité de notre système d’identification (perception et interprétation) tout en signalant notre difficulté à percevoir - parce que la réalité nous habitue à leur correspondance - la dualité image / son au sein d‘une vidéo.

’’Rock the meaning’’, voilà peut-être la manière dont les Clash auraient pu caractériser la démarche de Katrin Ströbel. Ebranler, perturber, délocaliser les objets signifiants pour nous confronter à nos multiples erreurs (assimilation de clichés, de préjugés, conditionnement, etc.) et nous inviter à nous interroger davantage sur la façon dont nous nous saisissons de la réalité d’un fait.

Cécile Desbaudard

Publié dans: hors d´œuvre, 2011

1 : Katrin Ströbel, bitim-réew, catalogue de l’exposition bitim-réew, Goethe Institut, Dakar, Sénégal, p.3
2 : Annika Plank, D’une passante, catalogue de l’exposition passante, art3, Valence, 2010, p. 52
3 : Paul Ardenne, L’art contextuel, Champsarts, Flammarion, Paris, 2002, p. 46 - 47 : « En terme d’art contextuel, l’expérience se constitue dans l’immédiateté et le local. Exigeant de l’artiste qu’il prenne pied dans l’espace et dans le temps locaux, elle commande parallèlement des pratiques telles que l’observation, l’arpentage ou la ponction. L’art se fait pratique active parce que réactive. »

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